Phosphore_Fotolia_36957745©Slavomir Valigursky_web
© Slavomir-Valigursky - Fotolia.com
Pas de retour sur investissement
Phosphore a donc fourbi ses armes sur la zone d'Arenc, à Marseille. Après avoir demandé à la ville l'autorisation de réfléchir sur ce territoire, les membres du groupe ont travaillé sans jamais rendre compte de leurs avancées. Une fois le diagnostic et les solutions développées, un échange a eu lieu avec les personnes concernées de la collectivité, pour présenter les résultats et échanger sur le travail effectué. Le second chapitre, lui, s'est joué à Strasbourg. Cette fois-ci, c'est une zone située en plein centre-ville qui a été choisie comme aire de jeu. À chaque fois, les scénarios portent sur le long terme : jusqu'en 2050 maximum.Eiffage n'est évidemment pas le seul groupe à faire de la prospective : Vinci ou IBM mènent également des recherches sur la ville intelligente de demain. Mais « ce sont eux qui ont la démarche la plus structurée » estime Emmanuel Rouede, DGA en charge de l'aménagement et développement durable du territoire à la ville et à la communauté urbaine de Strasbourg. Et quand on met en œuvre une telle organisation, cela attire forcément un peu la suspicion. « Nous avons été soupçonnés de monter cette opération pour gagner des marchés de manière plus aisée » reconnaît Valérie David, directrice du développement durable chez Eiffage, avant de balayer aussitôt cet argument : « il n'y a pas de retour sur investissement attendu. La preuve, toutes nos trouvailles sont exposées gratuitement ». Les gains se situeraient ailleurs : « en créant ce laboratoire, nous avions deux objectifs : le premier, c'était de se préparer à l'éventuelle taxe carbone « punitive », qui pouvait mettre en risque le business model de la société. Il fallait réfléchir et travailler autrement. Le deuxième objectif était de faire travailler les expertises ensemble, construction, énergie, concessions autoroutières, travaux publics... On voulait que les gens se parlent, qu'il y ait une parenthèse sans hiérarchie - ce qui est possible car ils ne sont que 35 - et que tout réflexe de corporation soit écarté ». Cette grosse machine est aussi un moyen de réfléchir à de nouveaux concepts, qui leur ont permis de déposer un peu moins d'une dizaine de brevets en tout, issus soit directement, soit indirectement de leurs travaux. Avec Dassault système et Poma par exemple, ils ont déposé conjointement un brevet sur le transport par câble.Des tensions palpables
De leur côté, les collectivités ont été un peu bousculées par ces méthodes. Eiffage a pris garde à ne pas travailler sur des zones sur lesquelles des projets ou études étaient déjà en cours. Malgré cette précaution, en coulisses, on reconnaît que la démarche du groupe n'a pas été du goût de tous, même si le discours officiel veut que ces échanges soient très enrichissants. D'ailleurs, Valérie David l'admet, il y a eu des crispations. «Nous sommes dans un pays où la fracture entre privé et public est grande, le privé est toujours soupçonné de vouloir vendre quelque chose. Il y a eu différentes périodes dans nos rapports avec les collectivités, par exemple les tensions étaient davantage palpables avant l'élection présidentielle. Comme si en imaginant la ville de demain avec le privé, les collectivités craignaient pour leur avenir. »Dans l'ensemble, malgré ces tensions, les deux parties s'accordent à dire que l'intérêt a été mutuel. « C'est intéressant que des grands groupes nationaux aient des réflexions sur la ville durable » estime Emmanuel Rouede à Strasbourg. « Certes, certaines idées sont très théoriques ou très en avance sur leur temps. Mais nous nous rejoignons sur un certain nombre de réflexions et dans tous les cas, la confrontation des points de vue est enrichissante. »À chaque fois, les scénarios portent sur le long terme : jusqu’en 2050 maximum
Une démarche à grande échelle
À Grenoble, l'initiative du groupe a suscité l'intérêt de Marc Baïetto, le président de Grenoble-Alpes-Métropole. Il a décidé de monter un partenariat et de leur confier une mission d'envergure. « Je leur ai demandé s'ils étaient sûrs que leur démarche fonctionnait à grande échelle ». Et de leur confier une réflexion sur l'avenir post-carbone de l'agglomération, regroupant 28 communes et 400 000 habitants ! Ce travail est aujourd'hui terminé, le groupe devrait présenter ses résultats prochainement.Lorsque l'on questionne Marc Baïetto sur le bilan qu'il tire de cette expérience, son avis est partagé. Il reconnaît d'emblée que « ce n'est pas d'une simplicité biblique de conjuguer les habitudes d'un grand groupe, habitué à l'autonomie, à celles d'une collectivité. Nous nous sommes un peu observés en chiens de faïence, chacun pensant détenir la vérité sur la méthode à employer. Entre le projet initial et le projet final, il y a alors forcément un écart ». D'une réflexion sur la ville post-carbone, l'équipe s'est recentrée sur l'écomobilité. Le choc des deux cultures a certes entravé le travail, mais très vite Marc Baïetto ajoute qu'il fallait oser ce partenariat pour sortir des sentiers battus : « dans le fond, je suis très heureux de cette collaboration car cela nous a obligés à penser différemment ».De son côté, Valérie David voit un avantage à leur situation de labo R & D privé : ils peuvent travailler sur des projets au long cours, à l'horizon 2030 ou 2050, sans le souci de l'échéance électorale. Le président de l'agglomération grenobloise lui, trouve intéressant de découvrir une prospective réalisée par des entreprises réfléchissant avant tout à un concept économique, à la faisabilité d'un projet.Cependant, il se pourrait que la limite d'Eiffage se trouve ailleurs : comment envisager une ville de demain qui exclurait par exemple leur cœur de métier actuel, la route ? C'est Nicolas Moronval, chef du projet Phosphore 4, qui soulève le voile au détour de la conversation : « sur l'agglomération grenobloise, nous avons envisagé de transformer les autoroutes urbaines en boulevard urbain. Ce n'est pas forcément simple en tant qu'entreprise autoroutière d'avoir cette réflexion ». Chacun composera donc avec ses biais. Mais heureusement, leur objectif n'est pas de vendre leurs idées, seulement de les partager...Phosphore en trois questions • Qui compose le laboratoire ? Des ingénieurs d'Eiffage issus de la construction, des travaux publics, du pôle énergie, métal et concessions, des spécialistes de l'environnement et du climat, des sociologues, urbanistes et experts en politiques publiques. • Pour quelle méthode ? Voulue telle « une parenthèse managériale multigénérationnelle, pluridisciplinaire et a-hiérarchique », l'expérience consiste à passer une idée au crible de tous les cœurs de métiers. L'idée retenue doit aussi envisager sa faisabilité en 2030, tenant compte des conditions climatiques et de l'énergie. Autre règle : aucune « censure financière ni carcan juridique ». • Quelles propositions ont émergé ? La proposition phare, qui retient l'attention de nombreuses collectivités et qui pourrait bien être concrétisée prochainement est sans nul doute l'idée de former une plateforme multimodale. À proximité des centre-villes, cette interface est un lieu où l'on abandonne la voiture pour un réseau de transport en commun dense et varié. Le but est d'organiser une logistique du dernier kilomètre, tant pour les particuliers que pour l'acheminement des marchandises. Le principe de solidarité énergétique - concept désormais déposé par Eiffage - est un autre axe développé : les bâtiments neufs sont aménagés pour devenir support de production décentralisée d'énergies renouvelables et subvenir à leurs propres besoins, mais aussi aux besoins des bâtiments environnants dont le potentiel de rénovation est épuisé.