Politiques publiques : quand les chiffres font tourner la tête

Roger Morin

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Politiques publiques : quand les chiffres font tourner la tête

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L’omniprésence des chiffres dans la vie publique, dans la vie des organisations est une évidence. Faut-il s’en féliciter, au nom de la connaissance de la société par elle-même qu’elle favoriserait ? Ou s’en affranchir, en y voyant une nouvelle tyrannie menaçant la démocratie ?

Article publié le 7 octobre 2015

Les acteurs institutionnels ont plutôt tendance à s’arranger de l’omniprésence des chiffres dans la vie publique, voire à s’y complaire. C’est des sciences humaines que surgissent les interrogations : depuis « La société malade de la gestion » publié par Vincent de Gaulejac il y a dix ans (objet de la première page « Idées » de La Lettre du cadre…), la mise en cause de l’addiction à la mesure n’a cessé de s’étoffer.

Quantophrénie, tyrannie des chiffres

Ce néologisme désigne une double dérive : vouloir tout mesurer, et, plus grave, délaisser ce qui ne peut l’être ; au risque que « seul compte ce qui peut se compter » (Valérie Boussard).

Pourquoi s’en inquiéter ? D’abord parce que cette invasion de l’espace public par les chiffres est synonyme d’appauvrissement : elle met en valeur ce qui est de l’ordre de l’avoir et ignore ce qui relève de l’être, c’est-à-dire à peu près tout ce dont on dit que « ça n’a pas de prix », pour exprimer que c’est l’essentiel de la vie… Et cette réduction dans la connaissance trouve son prolongement dans l’orientation de l’action : la mise en chiffres exhaustive de la réalité sociale s’avérant impossible, le pilotage par les indicateurs doit toujours en passer par une sélection drastique de ce qui peut être mis sous contrôle.

Résultat maintenant bien connu : l’action se focalise sur ce qui a été ainsi mis en exergue, et le reste est perdu de vue. C’est ainsi que la complexité de la vie collective est évacuée, et la carte substituée au territoire…

L’invasion de l’espace public par les chiffres est synonyme d’appauvrissement : elle met en valeur ce qui est de l’ordre de l’avoir et ignore ce qui relève de l’être.

On peut douter davantage encore du bien-fondé de l’usage actuel des chiffres dans l’action publique si l’on réfléchit à la manière dont ils sont produits. À première vue, ils ont la force de l’évidence : on fait comme si les données chiffrées existaient par elles-mêmes. Or, elles sont construites : en amont du chiffre, il y a toujours une convention ; la richesse, le chômage, la pauvreté doivent être définis avant d’être mesurés.

C’est là qu’apparaît le problème que pose le règne des chiffres au regard de la démocratie. Il se pose en amont des chiffrages, car les conventions qui y président relèvent d’arrangements entre experts et politiques qui échappent largement à la délibération collective. Il se pose en aval car l’apparence d’objectivité dont bénéficient les chiffres leur donne rang d’arguments d’autorité, dont le simple énoncé tient lieu de débat public.

Lire aussi : Le nombre et le pouvoir

Poussé jusqu’à sa logique extrême, l’usage des chiffres qui tend à prévaloir aujourd’hui débouche sur une transformation de la gouvernance et du management en une sorte de pilotage automatique. La vision du monde qui sous-tend ce modèle est celle d’une vie collective calculable dans tous ses aspects, et gérable à partir de « tours de contrôle » diffusant des objectifs et recueillant des indicateurs. Les uns et les autres descendant vers le terrain pour y susciter émulation et concurrence, dans une course à la performance aux buts sans cesse revus à la hausse, selon les techniques de classement et « benchmarking » à la mode.

L’apparence d’objectivité dont bénéficient les chiffres leur donne rang d’arguments d’autorité, dont le simple énoncé tient lieu de débat public.

Les critiques de cette évolution ne manquent pas d’en souligner la parenté avec le tournant ultra-libéral à l’œuvre dans nos sociétés : la tyrannie des chiffres serait en rapport direct avec les vertus prêtées au marché, réputé assurer prospérité et bien-être pour peu qu’on laisse à chaque acteur la liberté de poursuivre son intérêt individuel. Dans ce monde régi à toutes les échelles par le calcul économique, le chiffre serait naturellement roi, et la démocratie superflue, voire mal venue ; tel était le sens de l’appel de F. Hayek à « détrôner le politique » au profit de la gestion.

Chiffres tyranniques…
• La quantification laisse dans l’ombre tout ce qui est incommensurable : la compétence collective, la confiance, les routines discrètes, la qualité de l’écoute, la justesse d’un sourire… Nous assistons à un conflit social sourd, entre ceux qui expérimentent des situations professionnelles concrètes et ceux qui pensent les connaître au moyen de chiffres. M.-A. Dujarier
• La mesure de la performance devient nuisible quand elle conduit à regarder plus souvent les écrans que les hommes. M. Beauvallet
• Faut vous dire, Monsieur, que chez ces gens-là, on ne cause pas, Monsieur, on ne cause pas, on compte. J. Brel

Remettre les chiffres à leur place

Alors, au diable les chiffres ? C’est un quasi-rejet de principe qu’exprime l’exécration des « logiques comptables » qui surgit souvent dans nos débats.

Pourtant, même les critiques les plus virulents de la gouvernance et du management par les nombres reconnaissent que nous avons besoin de chiffres et de comptes. De nombreux aspects des réalités sociales (inégalités, pauvreté, réussite éducative…) exigent d’être mesurés, surtout si l’on veut connaître leur évolution, et savoir si les politiques publiques qui s’en préoccupent donnent les résultats attendus. Et la gestion de toute collectivité obéit à des règles que l’indifférence aux comptes risque de faire oublier, jusqu’à ce que l’urgence les remette, trop tard pour trouver de bonnes solutions, au centre de l’agenda politique.

La première condition est de les réinsérer dans des fonctionnements démocratiques, alors qu’on les a laissés s’en affranchir, ou s’y substituer.

Il y a donc une juste place à donner aux chiffres et à la mesure dans la conduite de l’action publique. La première condition est de les réinsérer dans des fonctionnements démocratiques, alors qu’on les a laissés s’en affranchir, ou s’y substituer. Pour ce faire, il faut d’abord imaginer d’autres processus en amont des démarches de quantification : avant de compter, discuter de ce qui compte ; expliciter les conventions qui président à tout chiffrage, le choix de ce qui sera mesuré ; et le faire en associant toutes les parties prenantes.

Lire aussi : Débat public : un peu plus de rigueur s'il-vous-plaît

Il faut ensuite, dans le même esprit, revoir en aval l’usage des résultats produits : les chiffres doivent faire parler plutôt que faire taire ; ce qui suppose de créer des espaces de parole où ils sont mis en rapport avec l’expérience des personnes concernées : professionnels, usagers…

Dans ce domaine comme en beaucoup d’autres, c’est à la délibération collective qu’il faut rendre sa place, faute de quoi nous laisserions s’aggraver une dangereuse dérive des continents entre gestionnaires responsables, en charge des chiffres et des comptes, et rêveurs généreux, fragilisés par le défaut de connaissance du réel.

Chiffres apprivoisés…
• Il faudrait, plutôt que de multiplier les questionnaires informatiques, demander aux personnes évaluées d’exposer en langage ordinaire ce qu’elles ont fait et les résultats qu’elles pensent avoir obtenus. Que des personnes parlent à des personnes. A. Caillé
• Le chiffre ne doit pas servir d’argument d’autorité pour clore la discussion, mais au contraire de levier pour ouvrir un débat démocratique, donc contradictoire. S. Blanc, R. Mazon
• L’empire des indicateurs doit s’arrêter à la porte du récit et de la parole, pour permettre aux citoyens de transmettre et échanger leurs expériences. R. Gori

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