La révolution numérique
Bernard Stiegler ne se contente pas de stigmatiser le FN et son avatar mariniste. Il accuse même Eva Joly, ancienne candidate EELV à l’élection présidentielle, d’entretenir la bouc-émissairisation du FN lorsqu’elle provoque ses électeurs en parlant de « la tache indélébile sur le visage de la démocratie » au sujet de cette formation d’extrême-droite. Car l’heure n’est plus à la vaine déploration bien-pensante. Bernard Stiegler appartient à cette génération de philosophes qui entendent peser sur la reconstruction d’un avenir au-delà de la crise industrielle dans laquelle nous pataugeons. Pour ce faire, « il faut mettre en place un nouveau système, fondé sur le numérique ». Sur le cadavre d’un capitalisme qui ne cesse de s’autodétruire à des fins productives, il propose de « substituer une économie contributive, fondée sur le numérique, seul moyen de valoriser les savoirs et les hommes ».Il n’exclut pas, qu’un jour, le FN accède au pouvoir, 40 % des Français assurant partager les mêmes idées que Marine Le Pen. Pour éviter ce scénario du pire, il propose de porter un regard bienveillant sur les électeurs du FN comme sur l’ensemble des Français, « aujourd’hui abandonnés face à une puissance du marché qui détruit jusqu’à la possibilité même d’éduquer leurs enfants ». Il faut rompre avec un consumérisme compulsionnel, « qui a produit une insolvabilité généralisée et dégradé les consommateurs sur les plans physique et psychique », assure-t-il. Il faut inverser la logique du pharmakos (victime expiatoire en Grèce antique).Il faut, assure Stiegler, mettre définitivement un terme à la révolution conservatrice initiée par l’ancien président américain, Ronald Reagan, qui affirmait : « L’État n’est pas la solution ; l’État est le problème ». Car l’État est bien sûr la solution, celle qui a montré sa pertinence quand l’économie partit à vau-l’eau en 2008, « empêchant une généralisation de la financiarisation de l’économie ».Le populisme, cet « appel au bon sens indéniable du peuple », contient les germes d’une contestation des institutions, caractéristique de l’Allemagne des années 30
Populisme pré-fascisant
Le constat est implacable, l’horizon de Stiegler relève-t-il pour autant des « possibilités inaccessibles » (Georges Bataille) ? Il entend redistribuer le savoir. Et s’appuie sur le chemin tracé par le prix Nobel d’économie, Amartya Sen. Ce dernier a démontré que les habitants du Bangladesh avaient un taux de mortalité plus bas que ceux de Harlem, à New York. Parce que ces derniers ont perdu ce que l’économiste nomme « leur capacitation », c’est-à-dire leurs capacités à mobiliser leurs savoirs, dans un pays incomparablement plus riche : le Bangladesh ne dispose ni d’égouts, ni d’eau courante, ni d’hôpitaux performants. Bernard Stiegler prend pour référence le régime des intermittents, permettant d’alterner travail et création. Car il redoute l’automatisation des savoirs et souhaite un retour à la créativité individuelle, dont le numérique partagé serait le socle.Le sociologue Raphaël Liogier n’est pas un pessimiste notoire. Loin de lui l’idée de redouter que le populisme borde le lit d’un futur trouble et mortifère. Il rappelle juste que le populisme, pratique « qui consiste à faire appel au bon sens indéniable du peuple », contient les germes d’une contestation des institutions, caractéristique de l’Allemagne des années trente. Et le populisme frappe partout.Quand Manuel Valls, à l’Assemblée nationale, conteste une décision de la Cour de cassation, la plus haute instance judiciaire, dans l’affaire dite de la crèche de Baby Loup, assurant que ladite décision trahirait « les vraies valeurs de la laïcité », il glisse sur le sol savonné du populisme, qui instaure le principe d’une instance fichée au-dessus du socle républicain, par définition indépassable.Raphaël Liogier analyse avec intelligence comment la France se sent fantasmatiquement cernée par des peuplades que l’imagination collective a la magie de multiplier plus que ne le font les statistiques de l’Insee. Ces deux livres permettront à leurs lecteurs d’aller au-delà des indignations moralistes. Ils donnent des outils pratiques aux citoyens-acteurs.Témoignage Matthieu Reynier, directeur de cabinet, Communauté d’agglomération du Pays d’Aubagne et de l’Étoile (Bouches du Rhône) « De solides raisons de trembler » « Malmenée par les politiques d’austérité, sans cap ni réelles perspectives collectives à moyen terme, la société française perd ses repères. Dans ce brouillard économique et idéologique, il n’est pas étonnant de voir des électeurs se tourner vers des solutions qui n’en sont pas. Mais je ne crois pas pour autant en une montée du Front national. N’oublions pas qu’en 2012, Marine Le Pen réalise un score inférieur à celui de son père dix ans plus tôt, ni que le canton de Brignoles avait déjà élu un conseiller général FN. La banalisation des pensées xénophobes a donc quelque chose de plus profond, de plus inquiétant, qui fait le nid du populisme : la crise identitaire. Regrettant un âge d’or qui n’a jamais vraiment existé, la France vit mal sa diversité culturelle et religieuse. La lutte des identités remplace celle des classes et rend « l’autre », « l’étranger », responsable de tous les maux. Pour stopper l’hémorragie, redonnons de la force et des couleurs au vivre ensemble. Osons des politiques qui font du bien. Sinon, la République aura de solides raisons de trembler ».