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© Denis Pessin
Dans un tweet récent, un dirigeant d’entreprise regrettait de n’avoir pas appris l’anthropologie plutôt que la plupart des matières requises pour l’obtention de ses meilleurs diplômes. Il est toujours difficile d’interpréter la profondeur de ces courts messages qui invitent toutefois à la réflexion. Dans le langage courant, l’anthropologie est souvent réduite à sa dimension ethnologique, c’est-à-dire les composantes sociales et culturelles de la vie humaine. Pourtant, l’anthropologie est la science qui s’attache à connaître l’être humain (par opposition aux autres espèces) dans toutes ses dimensions en tentant une synthèse de ce qu’apporte chaque science humaine qui ne peut jamais prétendre à faire le tour du mystère de la nature humaine. Car c’est bien à ce mystère de la personne qu’est confronté aussi le manager, un mystère auquel il ne peut pas plus échapper que les autres.
Les lacunes de nos approches managériales
La déclaration du dirigeant n’a pas vocation à rappeler une évidence, c’est plutôt un moyen de rappeler que nos approches managériales imaginent implicitement pouvoir se passer de cette approche anthropologique et ce, pour au moins trois raisons.
Premièrement, certains ont pu considérer que le fonctionnement des organisations ne constituait pas une question humaine. Comme la nécessité de l’efficacité était censée faire loi, le management pouvait évoluer comme une science coupée du reste.
Comme la nécessité de l’efficacité était censée faire loi, le management pouvait évoluer comme une science coupée du reste.
D’autres imaginent que la question humaine dans les institutions peut être tout simplement sous-traitée à des spécialistes, tout comme on confie spontanément à des cellules psychologiques les victimes ou témoins de toute situation exceptionnelle.
Enfin, l’illusion de la bureaucratie est toujours là pour prétendre que « l’ingénierie sociale » est possible et que la question de la personne peut se dissoudre dans des politiques, des règles et des structures.
On peut se demander alors ce qu’aurait pu être le programme de formation en anthropologie du dirigeant nostalgique. Dans ses premières séances au moins, il aurait pu présenter quelques hypothèses sur les illusions fréquentes et quelques fondamentaux utiles au manager pour aborder son rôle.
Illusions les plus fréquentes
La première tient à la généralisation. Tout comme les habitants d’un pays lointain semblent tous se ressembler, c’est une tentation de généraliser et de catégoriser, même si on le fait avec le terme plus technique de la segmentation qui reprend un coup de jeune avec les big data, ou les injonctions de la diversité. On parle ainsi du salarié, du manager ou du patron au singulier comme s’il existait un stéréotype et chacun semble prendre pour argent comptant les banalités sur les générations nouvelles qui évitent de s’interroger sur la personne en la réduisant à un âge, comme l’ont fait tous nos aînés depuis des siècles.
Ainsi, l’observation rigoureuse et bienveillante des jeunes Y (et bientôt des Z, nés après 1995, selon leurs nouveaux spécialistes) vous apprendra que non seulement ils sont très différents les uns des autres mais, plus encore, ils collent assez vaguement au soi-disant modèle de leur génération.
À ÉVITER
• Mettre les personnes ou les situations dans des catégories
• Croire aux motivations universelles et permanentes
• Appliquer à ses propres équipes les conclusions hâtives des sociologues dont les échantillons ne correspondent pas forcément à votre réalité.
Le management n’échappe pas à l’idéologie
La seconde illusion confine à l’idéologie ; elle consiste à s’en tenir à quelques idées, générales et généreuses, sur les personnes, leurs motivations et leurs réactions. On s’en sert ensuite pour fonder des politiques et des pratiques de management et de gestion des ressources humaines totalement déconnectées de la réalité des personnes. Les théories managériales nous abreuvent régulièrement d’une idéologie définitive sur ce que les entreprises devraient faire, sur les modalités universelles d’organisation, de rémunération ou d’organisation du travail, toutes devant apporter le succès toujours et partout.
Si les expériences relevant de ce que l’on appelle communément aujourd’hui « l’entreprise libérée » sont particulièrement intéressantes, il est important d’en comprendre précisément les conditions de succès plutôt que de croire que quelques mesures d’autonomie et de destruction des hiérarchies vont constituer une panacée.
Effets de manche et dictature de la rhétorique
La troisième illusion est celle du discours car le management est sujet à toutes les hyperboles, les effets de manche et à la dictature de la rhétorique, souvent très éloignée de la réalité. On dit souvent qu’en matière d’éducation, il ne faut jamais écouter les spécialistes mais regarder la manière dont ils éduquent leurs propres enfants, souvent tellement différente de leurs discours.
Il y a un an, un article du New York Times avait semé le trouble en révélant que des dirigeants d’entreprises phares de la Silicon Valley interdisaient ou limitaient l’utilisation des tablettes et autres outils (paraît-il indispensables) de la communication moderne…
Ainsi, on aura intérêt à garder quelque prudence vis-à-vis de tous ceux qui prônent que l’acquisition des compétences a changé, que tout peut être appris et acquis sans peine, pour autant que l’on se soumette à toutes les nouvelles pratiques à la mode. Le numérique ne va rien changer au fait que le talent n’est jamais qu’une once de don multipliée par beaucoup de travail.
À FAIRE
• Ne pas hésiter à explorer la littérature, l’histoire ou les œuvres des sciences humaines les plus anciennes pour ouvrir sa compréhension de l’homme
• Avoir toujours en tant que manager la préoccupation de l’activité de ses collaborateurs, le souci des relations avec eux et le sens de l’action collective
• Se rappeler que la source principale de plaisir durable du manager est de développer et faire grandir les autres
Quelques fondamentaux utiles
Trois hypothèses peuvent être formulées sur ces fondamentaux. Elles restent des hypothèses, mais il paraît plus sage de les accepter que d’en pratiquer le contraire.
Premièrement, les personnes préfèrent toujours une activité intéressante, reconnue et avec des perspectives d’évolution : la difficulté c’est que ces perceptions sont très personnelles et diffèrent parfois profondément d’une personne à l’autre.
Les personnes préfèrent toujours une activité intéressante, reconnue et avec des perspectives d’évolution.
Deuxièmement, et quels que soient les outils et pratiques de management, ou les outils de communication, l’activité consistant à manager, diriger, conduire ou coordonner, exigera toujours une grande attention – et du temps – pour les relations humaines.
Troisièmement, il existe un besoin de sens et, même si cette formulation est piégée, elle met en avant la nécessité – consciente ou non – pour chacun de situer son action par rapport à un sens, une perspective, un avenir ou une espérance.
Trois remarques peuvent être avancées à propos de ces hypothèses.
La première, c’est que ces trois composantes autour de l’activité, de la relation et du sens ne sont pas exclusives ou abordables séparément.
La deuxième remarque consiste à dire que, formulées en l’état, elles constituent des problèmes plutôt que des solutions : considérer qu’il est nécessaire d’avoir un sens à son action ne veut pas dire qu’il faille en « donner » comme on alloue des augmentations ou des avantages…
Troisièmement, l’activité, la relation et le sens sont évidemment des composantes fondamentales de la fonction managériale. Mettre en avant ces trois composantes nécessaires, liées entre elles et interdépendantes, relègue au second plan beaucoup d’autres concepts managériaux dont on mesure alors les limites, voire les illusions : c’est sans doute ce dont s’est rendu compte ce nouvel adepte d’une réflexion anthropologique.