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Article publié le 7 juillet 2016
Le 6 juin 1978, les Californiens votaient la célèbre Proposition 13 visant, entre autres, à plafonner le taux de la Property Tax, l’équivalent de notre bonne vieille taxe foncière. Ce fut, pour de nombreux observateurs, un jalon significatif du mouvement de « banalisation d’une image négative de l’impôt » ((Bouvier Michel, Introduction au droit fiscal général et à la théorie de l’impôt, L.G.D.J., 2010 (10e édition), p. 264.)).
Un tiers de siècle plus tard, ces mêmes Californiens ont fait un choix radicalement différent, dans un mouvement de balancier qui semble rétrospectivement écrit : après avoir vu leurs services publics souffrir du manque de contribution commune, ils ont décidé d’augmenter leurs impôts. Il faut, en matière fiscale comme dans tant d’autres domaines, parfois embrasser l’excès pour découvrir la mesure : c’est l’une des leçons que l’on peut tirer de l’adoption en 2012 de la Proposition 30.
La Proposition 30, côté clair
Le politiste en parlant mieux que le fiscaliste, laissons donc la parole à Julien Talpin, qui aborde cet épisode dans son dernier ouvrage : « Officiellement intitulée « taxe temporaire de financement de l’éducation », la Proposition 30 vise à accroître les impôts prélevés par l’État afin d’éviter des coupes dans le budget des services publics et des écoles californiennes. Ce référendum invitait les électeurs californiens à se prononcer sur une augmentation, pour sept ans, de l’impôt sur le revenu des contribuables gagnant plus de 250 000 dollars par an et de 0,25 point de la TVA pour les quatre ans à venir » ((Talpin Julien, Community organizing : de l’émeute à l’alliance des classes populaires aux États-Unis, Raisons d’Agir, 2016, p. 161.)).
Après avoir demandé, dans les années 1970, à voir leurs impôts baisser sans anticiper l’impact de cette contrainte budgétaire sur la mise en œuvre des services publics, les citoyens demandent et obtiennent, dans les années 2010, de voir leurs impôts augmenter pour remettre les services publics à un niveau plus conforme aux exigences sociétales. Un tel degré de maturité collective vis-à-vis de la matière fiscale et de la chose publique, cela force le respect !
Un tel degré de maturité collective vis-à-vis de la matière fiscale et de la chose publique, cela force le respect !
L’affectation des fonds dégagés s’est par ailleurs accompagnée d’une réelle réflexion sur leur allocation. La plupart du temps, le souci d’éviter le saupoudrage a présidé à l’utilisation de cet argent, plus encore que pour les dotations traditionnellement allouées. Qui sait, ce souci du bon usage de l’argent public pourrait à terme s’étendre à l’ensemble de la dépense…
Cependant, au-delà de l’enthousiasme qui nous saisit logiquement, tout n’est peut-être pas rose.
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La Proposition 30, côté obscur
L’adoption de la Proposition 30 n’est en effet pas sans soulever certaines réserves ou critiques.
Elle affiche une logique d’affectation de l’effort fiscal marginal, puisque les moyens supplémentaires dégagés le sont au profit de certains postes de dépenses prédéterminés. C’est une logique dont nous avons déjà démontré qu’elle portait en elle les germes d’une fragilisation à long terme du consentement à l’impôt ((Eisinger Thomas, L’essor de la fiscalité locale affectée : demain, la fin de l’impôt général local ?, RFFP n° 126, mai 2014.)).
Elle n’est pas dénuée non plus d’une logique un peu confiscatoire, lorsque l’on regarde la sociologie des citoyens mobilisés pour aboutir à son adoption. Dans la Proposition 13, une partie des contribuables (la classe moyenne conservatrice) demandait que des impôts qu’ils acquittaient baissent. Dans la Proposition 30, une partie des contribuables (les classes populaires) demandent que les impôts d’autres contribuables (les classes supérieures) augmentent. Une concession a été faite à ce schéma avec l’inclusion dans le deal global d’une augmentation de la TVA, impôt proportionnel au regard de la consommation et même régressif au regard des revenus : c’est toute l’intelligence des promoteurs de la Proposition 30.
La campagne de terrain et médiatique a surtout été une séquence d’éducation populaire sur les questions fiscales et budgétaires.
Mais il y a quand même une certaine gêne à voir les classes populaires obtenir par la voie de la démocratie directe locale une augmentation des impôts des plus aisés, parce que cela signifie d’une certaine façon que la représentation ne faisait pas (bien) son travail…
Au XIXe siècle, Marx prophétisait que le parlementarisme aboutirait à une confiscation légitimée du pouvoir par les élites (puisque les élus en font partie) et John Stuart Mill affirmait, lui, qu’il donnerait le pouvoir aux classes populaires (qui forment l’essentiel du corps électoral).
Si l’analyse des deux derniers siècles donnerait plutôt raison au plus célèbre des barbus allemands, l’essor de la démocratie directe pourrait inverser la tendance… avec la délégitimation de la démocratie représentative qui pourrait accompagner ce mouvement.
L’adoption de la Proposition 13 peut, enfin, dans la démarche qui a conduit à son adoption, être interprétée comme la promotion d’une logique d’ultra-rationalisation de la mobilisation électorale, logique qui ne peut pas laisser indifférent. Bien sûr, la campagne de terrain et médiatique mise en œuvre à cette occasion a aussi, et peut-être surtout, été une séquence d’éducation populaire sur les questions fiscales et budgétaires : on pourrait donc tout aussi bien y voir, non pas une démarche d’instrumentalisation de l’électorat, par la migration de techniques purement commerciales dans le champ politique, mais bien une logique de qualification dudit électorat. Adopter ce point de vue, optimiste, aurait cependant pour corollaire d’acter un échec consommé et quelque part irrémédiable du système éducatif et l’éducation civique. Et il y a là aussi une certaine gêne à voir l’éducation se mélanger avec la recherche de conviction et d’adhésion…
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Comme le disait Blur, « I’m not that good, but I’m not that bad »
On sent bien, avec cet exemple concret, que la démocratie directe ne peut pas être l’alpha et l’oméga des politiques fiscales ou tarifaires de demain, parce qu’elle peut faire de la production normative l’agrégation désordonnée des vœux des différents lobbys. Quand on peut prêter à la représentation nationale ou locale un souci permanent d’assurer un équilibre, aussi précaire que fondamental, entre les intérêts de tous, la démocratie directe peut aboutir à ne faire de l’intérêt général que la somme des intérêts particuliers (qui plus est pondérée par leur influence et leur capacité à mobiliser).
La démocratie directe peut aboutir à ne faire de l’intérêt général que la somme des intérêts particuliers.
Nous n’en sommes heureusement pas là, et ces errements lointains et très hypothétiques ne doivent en aucun cas être un frein au développement de ces pratiques dans notre pays ((Pour un exemple récent, voir www.saintcloud.fr/actualite?id=2994. Les marges de manœuvre présentées aux participants se limitent presque toujours à la sélection d’un certain nombre de projets et, plus rarement, de pistes d’économies : modulation à la hausse ou la baisse de dépenses donc, mais pas de ressources.)). Peut-être aurons-nous demain trop de démocratie directe, avec les risques que cela pourrait représenter dans la promotion d’un intérêt général atemporel (coucou les générations futures !). En attendant, il est certain que nous n’en avons aujourd’hui pas assez.