cooperation
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Coopérer, c'est donner
Reprenant un modèle d'analyse de l'échange social (la kula, une forme de circulation des dons qui structure les relations entre tribus de Polynésie, à la fin du XIXe), Norbert Alter rappelle que donner consiste à prendre l'initiative de l'échange, recevoir suppose de manifester explicitement la reconnaissance de la valeur du geste du donateur, et rendre conduit à donner à son tour.DonnerDonner à quelqu'un quelque chose de précieux, du temps de travail, des ressources matérielles ou de la tranquillité d'esprit permet de sceller une relation dans un endettement mutuel. Même si d'une certaine manière la coordination partage avec la coopération la finalité de bien faire le travail, ce qui permet des négociations et des régulations, la coopération repose sur une dimension affective, qui ne nourrit que des relations choisies. Ainsi la coopération représente bien plus que la coordination : elle en est l'énergie et l'esprit. Donateurs et donataires cherchent dans la pérennité des échanges la possibilité de travailler avec des personnes et pas seulement des fonctions et des acteurs.Si la logique des échanges sociaux participe de la rationalité économique, ce n'est pas à travers la réalisation d'objectifs programmés, comme le management l'imagine, mais plutôt dans l'épanouissement de la personne au travail. Investir en temps, en transfert de compétences ou en alliance stratégique est un moyen de contribuer immédiatement au collectif et d'améliorer ultérieurement sa propre efficacité. Mais « donner suppose de pouvoir agir de manière libre ou relativement libre par rapport aux normes et principes de gestion en vigueur dans l'organisation ». Une action est un don, plus par la nature de la relation dans laquelle elle s'inscrit que par la nature de ce qui est donné.RecevoirIl n'existe pas de don sans traduction du geste par le donateur, sans une certaine théâtralisation, parce que la réception d'un don se caractérise par une implication affective. Ainsi le don repose sur un dévoilement réciproque entre personnes, et une manifestation d'émotions autour de l'échange. Recevoir invite à se poser de multiples questions sur le mobile du don « pourquoi ma collègue m'a-t-elle aidé ? n'a-t-elle pas un objectif caché ? » ou « il aurait pu faire plus, il était plus généreux avec Untel »...RendreL'auteur reprend Simmel pour qui la gratitude est le sentiment qui scelle durablement les relations entre les partenaires d'un échange social. Elle exige d'être signifiée. La gratitude manifestée signifie que donateur et donataire sont liés durablement selon des registres d'échange dans lesquels la spontanéité et la générosité l'emportent sur la rationalité instrumentale. La gratitude, parce qu'elle associe deux êtres et non deux biens, ne disparaît pas avec le retour, le contre-don. Ainsi, reconnaître un geste comme un don a une signification puissante, puisqu'on devient l'obligé du donateur : accepter de coopérer sur le registre de la confiance.Les relations sociales de coopération sous l'emprise du temps
En analysant la coopération sous l'angle du don, l'auteur se confronte au rapport au temps qui structure les relations sociales dans l'entreprise. « La durée qui sépare le don du contre-don construit le lien social : il se crée dans l'endettement mutuel, pas dans l'équilibre instantané des échanges ». Or l'organisation de travail privilégie les relations à court terme.Ne pas respecter un certain délai entre ce qui est donné et ce qui est rendu renvoie à une logique de troc ou de marchandage, qui ne correspond pas à la logique du don. Pendant toute la durée du délai, les partenaires de la relation savent pouvoir compter l'un sur l'autre, et à l'inverse, l'absence de délai correspond à l'absence de lien. Donc le respect d'un certain délai signale que l'échange participe de la logique du don.Le cadre des échanges
L'ambiguïté du donCe n'est pas la nature d'une situation qui définit son caractère social ou économique mais la nature de l'interaction associant les partenaires. Dans la kula mélanésienne, l'échange est désintéressé du point de vue économique, mais a une haute valeur sociale : les biens échangés manifestent à la fois l'alliance stratégique ou matrimoniale, la puissance du donateur et la reconnaissance du donataire et leur engagement réciproque. Dans le monde du travail, le tryptique du « donner, recevoir et rendre » repose sur une hybridation des actions : elles contiennent à la fois la volonté de faire lien et le désir de tirer parti de ce lien. Donner ou prendre est un geste qui n'a de sens que dans l'interaction qui associe les partenaires.La confianceLes dimensions informelles de la coopération ne pouvant être réglées par les procédures, la confiance facilite les échanges et permet la circulation du « capital social ». Jusqu'où et à quelles conditions est-il possible de compter sur sa parole ? Les individus accordent leur confiance aux normes du milieu professionnel dans la mesure où ils sont convaincus que les personnes avec lesquelles ils coopèrent vont s'y conformer. Pour Norbert Alter, la confiance repose sur des normes dont la première, la plus structurante, correspond à une interdiction bien connue par tous les participants d'un système d'échange : aucun membre ne doit s'approprier tout ou partie du capital de connaissances qui circule dans le réseau.La deuxième de ces normes réside dans l'interdiction de divulguer un certain nombre de savoir-faire qui circulent de manière clandestine dans le réseau.La troisième norme, la plus intériorisée est également la plus évidente pour les membres : elle concerne l'obligation de donner à son tour, recevoir l'ascenseur suppose de le renvoyer.Après une réflexion sur la trahison, l'auteur en vient à la question du pouvoir : l'exercice de la puissance, via le don, peut représenter le moyen de dominer l'autre, d'acheter son âme ou de le manipuler, les acteurs pouvant trahir par intérêt pour tirer un avantage de la situation (matériellement ou symboliquement), ce qui n'est pas systématiquement le cas.Les motivations à donner
Le sentiment d'existerCe qui oblige dans le cadeau reçu, c'est que la chose reçue n'est pas inerte : ce « lien d'âme » incorporé dans la chose donnée, oblige à rendre. Les comportements qu'il est possible de rattacher le mieux au modèle du don – donner pour produire du lien social – ne peuvent être compris ni par le paradigme de l'intérêt (je donne parce que ça me rapporte), ni par la coutume (je donne parce que ça se fait). Leur logique correspond à un engagement à la fois éthique et professionnel : je donne pour être en accord avec les autres et avec moi-même et je donne parce que c'est la seule manière de bien travailler.Bien plus qu'éprouver des émotions, c'est leur partage qui produit le « sentiment d'exister »Le plaisir de donnerCe qui intéresse dans le don, c'est le fait de donner, de s'abandonner à ce geste, de relation et d'émotion et d'éprouver un sentiment rare : celui de la fusion dans un être collectif. Ce n'est pas toujours donner à un autre, mais dans certains cas, à un tiers (l'entreprise par exemple). Par ailleurs, les choses échangées, parce qu'elles circulent constamment entre les membres d'une collectivité, représentent un capital commun, dont on ne parvient plus à distinguer ce qui est à l'un ou à l'autre.Bien plus qu'éprouver des émotions, c'est leur partage qui produit le « sentiment d'exister » et oriente les phénomènes collectifs, en donnant un sens à son action. Dans le partage, les individus construisent des liens sociaux coopératifs et sympathiques, qui articulent des dimensions simultanément affectives, cognitives et symboliques. La dimension « sensible » fédère et conduit à s'associer bien plus que le calcul. Ce n'est que quand « ça ne se passe pas bien », que l'espoir est déçu que le calcul prend le dessus. Les échanges s'accompagnent donc d'une dimension émotionnelle qui produit à la fois le « sentiment d'exister » et le plaisir de donner.
L'interdiction de donner
L'idée majeure du livre, c'est que la coopération ne fonctionne pas bien en entreprise, car celle-ci refuse le don de ses salariés pour ne pas être redevable.Management par l'amont et management par l'avalL'auteur, pour appuyer sa démonstration distingue le management par l'amont, fondé sur des principes de rationalisation, et le management par l'aval qui consiste à gérer à partir de l'expérience. Ne pas entrer dans la logique du don, c'est se priver de la chose donnée ou c'est s'épargner le sentiment d'« obligation » qui résulterait de son acceptation, en quelque sorte accepter le don sans en reconnaître la valeur. Ainsi, par exemple dans le management par l'amont obsédé de rationalisation, le lien social va être encadré : des ouvriers ne peuvent plus « flâner » mais on leur propose de se rencontrer « au vert » de manière libre et spontanée, une fois par an. L'auteur montre que les pratiques du management par l'aval ne parviennent pas à corriger les croyances du management par l'amont, parce que l'organisation scientifique du travail en constitue la norme.La question du sens est souvent associée à celle de la reconnaissanceDon et reconnaissance« On n'est pas reconnus » : voilà ce qu'entendent tous les analystes du monde du travail et l'auteur pointe la configuration absurde de l'entreprise qui demande à ses salariés de s'investir, en finançant par exemple des politiques de mobilisation, en étant incapable de reconnaître leurs investissements spontanés. La question du sens est souvent associée à celle de la reconnaissance. Le mouvement perpétuel crée des situations qui ne font pas sens, des dyschronies, des situations absurdes parce que la nouvelle procédure est déjà contradictoire avec celle qui a commencé à la remplacer. Les opérateurs doivent faire une sorte de tri dans ce désordre, « trouver le signal dans le bruit » comme si une de leurs tâches était de rester sereins et responsables malgré le caractère erratique du mouvement...L'équilibre entre don et reconnaissance ne va pas de soi, principalement parce que le travail invisible n'est ni identifié, ni valorisé. L'entreprise ne parvient pas à identifier ce qui est donné mais non demandé, offert mais non célébré, d'usage mais non prescrit. Entre collègues, l'accès à la reconnaissance est plus aisé même s'il entretient souvent des conflits de valeur sur la définition du « bon travail ».Tolérer le donLes pratiques de management tolèrent les échanges sociaux, mais leur accordent encore trop souvent le statut de contraintes plus que de ressources. Travailler suppose de réaliser ses tâches « malgré le désordre », et donc de donner à l'entreprise bien plus que ce qui est prévu dans le contrat de travail. Cette somme de travail invisible est un avantage considérable pour l'entreprise.En conclusion de l'ouvrage, les salariés souhaitent donner et l'entreprise ne sait que prendre. Il faudrait tirer parti de la mobilisation des salariés, en reconnaissant l'investissement que représentent les échanges sociaux pour l'entreprise, en les encourageant à travers la capitalisation de l'expérience, et en remerciant plus qu'en sollicitant les salariés continuellement, dans une approche inversée des politiques de communication !