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© Ingo Bartussek - adobestock
À l’heure où le gouvernement s’interroge en réponse à la crise des Gilets jaunes sur l’évolution de notre système démocratique, il entreprend parallèlement une nouvelle réforme gestionnaire de la fonction publique. Bien qu’ils soient souvent dissociés dans le débat public, la plongée au cœur de la fabrication de l’action publique tend à montrer que ces deux chantiers sont étroitement liés.
Avec la crise des Gilets jaunes, la réforme de notre système démocratique a intégré le rang des chantiers prioritaires de l’agenda présidentiel. Des ronds-points a en effet émergé une forte attente de démocratie directe, dont le référendum d’initiative citoyenne constitue l’une des incarnations les plus vigoureuses.
Parallèlement, le gouvernement s’est engagé depuis quelque temps dans une réforme gestionnaire de la fonction publique, visant notamment à la rendre plus efficiente. Force est de constater que celle-ci, dans le débat public, est appréhendée principalement sous l’angle, certes prégnant mais ô combien réducteur, de la diminution du nombre de fonctionnaires.
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Définir son ambition démocratique
Les recherches que je mène depuis quelques années tendent pourtant à montrer que ces deux questions, gestionnaire d’un côté, démocratique de l’autre, sont étroitement liées. J’ai notamment pu mettre en évidence que la dimension démocratique d’une démarche d’action publique dépend de manière substantielle des caractéristiques de l’administration qui en a la charge, et ce, dans ses structures organisationnelles, ses cultures de métiers et son management des ressources humaines (Wojnarowski Stéphane, « Bureaucratie et démocratie, un antagonisme ? L’Administration face à l’injonction participative », L’Harmattan, 2015.
Inversement, vouloir réformer la fonction publique sans avoir préalablement défini clairement quelle ambition démocratique on vise n’a pas vraiment de sens, sinon celui d’installer durablement aux commandes une technocratie gestionnaire ou de détricoter insidieusement le service public. Les fonctionnaires de terrain le savent bien : l’élan de participation actuel du citoyen à l’action publique a pour premier impact de démultiplier les exigences à leur égard.
Plus de démocratie, cela implique de transformer en profondeur notre système administratif pour le rendre plus proche des citoyens
Ainsi, si les rapports qui se succèdent, tels celui du CAP 2022 ((Comité Action publique 2022, « Service public. Se réinventer pour mieux servir », juin 2018.)), foisonnent de formules visant à rassurer le citoyen sur le fait que le service public peut s’améliorer tout en étant plus économe, il est légitime d’en douter. Instaurer plus de démocratie implique certes de transformer en profondeur notre système administratif, mais pour le rendre plus proche des citoyens et plus accessible. Cela passe nécessairement par son renforcement et non son effacement.
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Le vivier actif des administrations
Est-il ici utile de rappeler le rôle prépondérant d’une administration en matière d’action publique ? C’est en effet grâce à elle que ce qui est débattu et décidé à un niveau politique peut être exécuté et mis en œuvre. C’est aussi grâce à son appui et à ses éclairages que les choix des exécutifs s’ancrent dans un pragmatisme et une faisabilité avérée, à la fois sur les plans technique, juridique et financier.
Les administrations sont également force de propositions, et constituent sans conteste un vivier actif à partir duquel les politiques publiques éclosent. Pour reprendre les termes de Michel Callon, Yannick Barthe et Pierre Lascoumes, « une administration permet la traduction des orientations politiques en un plan d’action opérationnel et concret » (Callon Michel, Lascoumes Pierre, Barthe Yannick, « Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique », Éditions du Seuil, 2001, coll. Points Essais, 2014). Dit autrement, c’est le chaînon qui permet de passer de l’intention à l’action, sinon du rêve à la réalité. Au demeurant, les administrations restent garantes de la continuité du service public dans les périodes de turbulences politiques. Elles constituent une ressource essentielle de notre système démocratique, sans laquelle l’action publique ne peut se faire.
La démocratie participative, aujourd’hui oui, mais à condition que ce qui en ressort reste conforme à la pensée dominante
Or, à l’heure où ce système est remis en cause, il y a lieu de s’interroger sur la neutralité de notre appareil administratif et notamment sur sa forte dépendance à l’égard du pouvoir politique sinon d’une élite issue de la Haute fonction publique. Si les fonctionnaires que je rencontre dans le cadre de mes recherches se montrent souvent ouverts aux pratiques de concertation et de participation, leur obéissance au pouvoir exécutif ressort comme un prérequis incontournable. En d’autres termes, les administrations œuvrent sur la base d’un projet politique, et constituent dès lors le bras armé de la démocratie représentative. Dans cette logique, le citoyen y a in fine peu sa place, d’autant plus s’il se positionne en opposition du pouvoir politique qui en tient les rênes. Et ce même dans des environnements ouverts à la démocratie participative.
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Quels moyens opérationnels ?
On peut dès lors s’interroger sur la viabilité des initiatives participatives qui surgissent depuis quelque temps, et semblent se catalyser en cette période de Gilets jaunes. La démocratie participative, aujourd’hui oui, mais à condition que ce qui en ressort reste conforme à la pensée dominante. Si de nombreux édiles se félicitent de la mise en place de dispositifs participatifs sur « leur territoire », que n’émerge de ces outils aucune mesure allant à l’encontre de leur vision du monde ne semble pas les étonner.
Pourquoi, par exemple, si peu de projets « pro-voiture » ressortent des budgets participatifs alors qu’il est reconnu qu’une part substantielle de la population reste relativement critique à l’égard des politiques de réduction de l’automobile en ville ? Il n’est pas impossible que la colère des Gilets jaunes trouve en partie sa source dans cet élan de démocratie participative inachevé, qui contribue subrepticement à diffuser sur l’espace public une pensée dominante, et parallèlement à délégitimer les minorités qui ne s’y inscrivent pas.
Une administration au service de tous les citoyens doit se bâtir sur les valeurs des territoires concernés
C’est la raison pour laquelle soutenir la démocratie participative implique d’interroger son positionnement à l’égard des institutions représentatives, et de poser la question des moyens opérationnels qu’on lui donne. Cela passe nécessairement par la mise en place d’une administration à son service, indépendante. La démocratie participative ne peut plus uniquement fonctionner sous le régime du bénévolat qui tend à privilégier un segment de la population disposant des ressources pour s’y investir, sur le plan temporel notamment. Elle ne doit en outre plus être asservie au bon vouloir d’un quelconque pouvoir politique, aussi bienveillant soit-il.
Sortir du carcan gestionnaire
À l’heure de la démocratie participative, l’appareil administratif doit donc lui aussi relever le défi de légitimité auquel les institutions publiques sont confrontées. Dans cette perspective, il doit se départir d’un certain conformisme managérial qui règne aujourd’hui dans la manière de conduire l’action publique, et sortir du carcan gestionnaire qui se déploie dans nos organisations contemporaines au point d’en devenir une norme incontestée. Une administration au service de tous les citoyens doit se bâtir sur les valeurs des territoires concernés, en mettant pour une fois en retrait les principes d’efficacité, de rationalisation et de performance, si écrasants aujourd’hui. Pour que chaque citoyen puisse s’y retrouver, les « habitants », les « quartiers », les « jeunes » doivent y être considérés pour ce qu’ils sont et non plus comme des « projets » au service de l’attractivité française dans le jeu de la concurrence mondialisée.
Les « habitants », les « quartiers », les « jeunes » doivent y être considérés pour ce qu’ils sont
Reste à définir la forme concrète qu’une telle administration au service de la démocratie participative peut prendre : doit-on modifier les statuts et les textes afin que les fonctionnaires ressortent plus indépendants des pouvoirs hiérarchique et politique ? Faut-il créer de nouvelles structures publiques « ad hoc » qui seraient alimentées par un nouveau corps de la fonction publique ? La question reste ouverte, et il s’agit là d’un vaste chantier auquel pourraient s’atteler collectivement les responsables politiques, les fonctionnaires, les organisations syndicales,… et peut-être aussi les Gilets jaunes !