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© Djivannidès
Depuis des années, Thierry Paquot observe la manière dont les hommes envisagent leur rapport à la nature. À l’heure de la généralisation du thème de la décarbonation dans la gestion de l’espace public, la prise de conscience politique est-elle réelle ou classiquement sophistique ? Il note des « petites avancées » qui vont dans le bon sens, même si l’essentiel reste à faire.
Thierry Paquot est philosophe de l'urbain, professeur émérite à l’Institut d’urbanisme de Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont « L’Amérique verte — Portraits d’amoureux de la nature », Saint-Mandé, éditions Terre Urbaine, 2020. Sous sa direction est paru en 2021 « Écologie des territoires. Transition & biorégions », Saint-Mandé, Terre Urbaine.
Comment lisez-vous le terme « transition », très à la mode. Sommes-nous au cœur d’une utopie, avec un modèle à atteindre dont les conditions de faisabilité ne sont pas réunies ?
La transition est le passage d’une situation désespérée à une espérance. Rompre avec le productivisme, cette logique du « toujours plus », pour une société qui place l’écologie avant l’économie, et a pour logique celle du « toujours mieux ». Il ne s’agit plus d’une utopie, entendue comme l’édification d’une nouvelle société revue et corrigée pour éliminer ce qui était inique dans l’ancienne, mais d’un bouquet d’alternatives qui, ici et là, facilitent la transition vers un mode de vie et une manière d’être écologique, c’est-à-dire plus conforme aux fragiles équilibres des écosystèmes au sein desquels nous installons notre demeure.
« Je ne vois pas de ‘‘mutations transitionnelles’’ réussies, mais quelques amorces avec des villes qui entrent en transition »
Vous écrivez depuis des années sur les villes en mutation. Peut-on d’ores et déjà poser un bilan critique de cette mutation ? Existe-t-il des réussites de mutation que l’on pourrait généraliser ?
Les mutations qui affectent les villes, et plus généralement tous les territoires, résultent bien souvent de la globalisation du capitalisme financiarisé qui précarise les emplois, supprime le salariat au profit des autoentrepreneurs rémunérés à la mission, délocalise les activités, sans se soucier des lieux, des gens, du vivant ! Ainsi, l’urbanisation en cours s’effectue à l’échelle planétaire selon diverses modalités (bidonvilles, gated communities, villes-dortoirs, etc.) qui bien souvent gentrifient les centres-villes, ségrèguent les populations, uniformisent l’architecture, le mobilier urbain, les ambiances territoriales… Je ne vois pas de « mutations transitionnelles » réussies, mais quelques amorces avec des villes qui entrent en transition. Rien de spectaculaire, mais des petites avancées, comme « la rue aux enfants », la place du vélo ou encore la plantation massive d’arbres et la multiplication des potagers et poulaillers dans les villes…
« Le voyageur, à la différence du touriste, cultive sa disposition à la disponibilité »
Nos villes ont été façonnées autour du concept de la fabrique touristique. Elles ne peuvent vivre, et on le conçoit aujourd’hui avec la crise sanitaire, qu’à travers une fréquentation dense des services qu’elles offrent. Comment sortir de ce modèle touristique majoritaire ?
En fait, c’est le tourisme massifié qu’il faut réorienter vers le voyage ! Le tourisme « organisé », même celui qui se prétend « équitable », « durable », « vert », consiste à venir dans l’espace et le temps d’autrui sans sa présence. En fait, je vais ailleurs en restant dans mon ici, auquel je suis relié par internet. Je consomme du « patrimoine », des « musées », des « quartiers touristiques », souvent déjà vus et à l’esthétique standardisée, sans m’acclimater à, m’immerger dans, connaître ce nouveau milieu qui exige du temps et surtout de l’attention pour se révéler. Le voyageur, à la différence du touriste, cultive sa disposition à la disponibilité.
« Il ne s’agit pas d’interdire le tourisme, mais de montrer la facture environnementale des déplacements intempestifs »
La diminution de notre empreinte carbone passe-t-elle par une forme d’acceptation d’un confinement touristique ?
Non, mais par la mesure du coût carbone de nos déplacements et de tout ce qui participe au tourisme. Il ne s’agit pas d’interdire le tourisme, mais de montrer la facture environnementale des déplacements intempestifs en avion, des énormes navires de croisière, des canons à neige ici et des scooters de mer là… Aller voir ailleurs si l’on s’y trouve est indispensable pour se connaître. Montaigne a raison de dire que les voyages forment la jeunesse, j’ajouterais et la vieillesse, mais tout dépend de la manière dont on voyage ! Dans le voyage organisé ou le séjour dans un club, les touristes sont confinés, non ?
« Pas d’engagement citoyen sans un environnement collectif solidaire et vertueux ! »
Comment définiriez-vous la responsabilité collective, indispensable pour atteindre l’objectif d’une consommation plus minimale de ressources aujourd’hui moins prodigues ?
Devenir des consommacteurs n’est pas simple, il faut donner de soi : lire les étiquettes et refuser tous intrants chimiques, acheter des fruits et légumes de saison et si possible produits aux alentours, refuser toute marchandise venant de loin, ayant été fabriquée par des enfants, ne pouvant être réparée, souffrant d’une obsolescence programmée, et surtout en se demandant si ce qu’on va acquérir nous fait vraiment plaisir. Mais cette attitude du consommateur conscient ne peut se déployer que si la législation interdit tout ce qui va à l’encontre de règles déontologiques et surtout si les entreprises, institutions, collectivités ne sont pas exemplaires. Par exemple, le gaspillage alimentaire dans les cantines, l’absurdité des promotions (trois pulls pour le prix de deux, alors que je ne vais en porter qu’un à la fois !), les objets techniques énergivores, les technologies chronophages et spatiophages… Pas d’engagement citoyen sans un environnement collectif solidaire et vertueux !
Devrait-on définir une forme de passeport « d’empreinte carbonée », avec un seuil à partir duquel il ne serait plus possible de se déplacer sous peine de taxations prohibitives ?
Je suis toujours gêné par les contraintes imposées d’en haut au citoyen, aussi l’idée d’un passeport ne me convient pas. Si en amont des décisions individuelles, la « société » pénalisait les publicités mensongères, les innovations bidon, les « nouveautés » inutiles et prédatrices du vivant et de la nature, les produits toxiques, la pêche industrielle, l’élevage intensif, la déforestation, l’automobilisation forcenée, etc., alors, le passeport laisserait la place à un laissez-passer responsable pour une consommation joyeuse !
« Toute l’histoire de la législation écologique ressemble au ping-pong : une loi est votée, puis rectifiée, à nouveau votée, puis retirée, etc. »
Vous venez de publier, entre autres, « L’Amérique verte », en rappelant que Donald Trump n’était pas représentatif des États-Unis puisque la première puissance économique mondiale a été l’une des premières à se doter de lois en faveur de la protection de la nature. Que peut-on tirer comme enseignements de ce passé américain ? Comment faire en sorte que les États aillent plus loin dans la lutte contre le réchauffement climatique ?
L’inculture de Donald Trump l’autorisait à énoncer un flot de stupidités quant au réchauffement climatique, au virus, au gaz de schiste, que sais-je encore ? Les élections américaines sont toujours présentées, en France du moins, comme duales : une confrontation entre Démocrates et Républicains. Or il y a depuis plusieurs décennies un candidat écologiste qui peine à se faire entendre ! Avec L’Amérique verte, je voulais rappeler que ce pays qui pollue terriblement, de par le mode de vie des Américains, qui « consomment » plusieurs Terres chaque année, est aussi, paradoxalement, celui des premiers écologistes, avant même la création du mot, en 1866 par Ernst Haeckel, un médecin darwiniste allemand. En effet, Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau, Margaret Fuller, Andrew Jakson Downing, John Muir, pour n’en citer que quelques-uns, dont je fais le portrait, sont des « amoureux de la nature », qu’ils observent comme des savants, décrivent comme des poètes, respectent comme des amoureux, justement ! D’où des textes splendides pour décrire des paysages somptueux et souvent rudes, qu’ils invitent à préserver dans leur sauvageté.
« Supprimer ‘‘l’auto-immobile’’ est impossible en l’état des transports en commun »
George Perkins Marsh, un drôle de personnage, qui voulait acclimater le dromadaire en Californie, établit une corrélation entre les activités humaines et le dérèglement climatique, en 1864 ! Il s’inquiète du déboisement inconsidéré, pour les traverses du chemin de fer et les constructions des pionniers – c’est la Conquête de l’Ouest. À sa suite, d’autres naturalistes vont réclamer une reforestation et la création de parcs naturels et seront à l’origine de quelques lois de protection de l’air et de l’eau, non sans se faire des ennemis. Toute l’histoire de la législation écologique ressemble au ping-pong : une loi est votée, puis rectifiée, à nouveau votée, puis retirée, etc. L’histoire culturelle de l’écologie américaine, malgré des associations combatives, est encore mal connue des Américains. C’est pourquoi je voulais en populariser des figures attachantes…
Comment envisagez-vous les mobilités de demain ?
On le sait, l’énergie fossile est coupable d’émission de gaz à effet de serre, ce qui condamne, à terme, l’automobile, d’autant que les puits de pétrole s’épuisent. On sait aussi que la voiture hybride, ou entièrement électrique, est énergivore et ne peut qu’encourager l’énergie nucléaire. Que faire ? Supprimer l’auto-immobile – elle reste stationnée durant 95 % de sa vie – est impossible en l’état des transports en commun, qui n’irriguent pas bien les territoires, et de la manière de fabriquer la ville, qui repose sur le tout automobile ! Il convient d’inviter chacun à réduire ses déplacements motorisés (pourquoi faudrait-il se rendre à l’école, à 800 mètres de chez soi, en voiture ?) et à partager le parc automobile, en le réduisant d’année en année. Ce qui signifie l’adapter à la demande selon les usages mutualisés et moduler les horaires des uns et des autres, afin qu’un même véhicule puisse servir à plusieurs utilisateurs.
« Bref, réaliser une ville à la mesure de ses habitants et de leurs attentes »
Des solutions concrètes se dessinent-elles ?
Rapprocher le lieu de travail du lieu de résidence est une solution, du moins en ville. Réactiver la vie de quartier qui place toutes les activités accessibles à pied depuis son domicile. Ralentir la vitesse de circulation à 20 km/h pour assurer la sécurité des piétons, en particulier des enfants et des plus âgés. Doubler les voies motorisées par des dessertes arborées. Garer les voitures à l’extérieur des quartiers habités. Développer les services de livraison sur l’ensemble des territoires. Privilégier les circuits courts. Bref, réaliser une ville à la mesure de ses habitants et de leurs attentes. Quant aux lotissements périurbains, aux grands ensembles, aux villages dortoirs, à l’habitat dispersé, il faut bien sûr les relier entre eux par des lignes de tramway, de bus, de train, mais aussi y installer tout ce qui est nécessaire à la vie de leurs habitants, en services publics, artisans et commerçants. Il est grand temps d’exalter l’esprit des villes, même petites, qui entremêle l’urbanité, la diversité et l’altérité et accueille le vivant comme un ami qui lui veut du bien…