Tribunaux d’arbitrage : la loi du marché contre la planète

Philippe Nikonoff
Tribunaux d’arbitrage : la loi du marché contre la planète

Wall Street road sign, Lower Manhattan, New York City

Les nouveaux tribunaux d’arbitrage imposés lors du Brexit agiront selon des principes connus : les lois du marché priment, y compris sur les décisions d’intérêt général et environnemental. Les collectivités qui veulent prendre leur place dans le combat climatique risquent d’en être les victimes.

Dans un premier article ((« Les tribunaux d’arbitrage menacent les collectivités », La Lettre du cadre territorial, avril 2021, n° 547.)), nous avons pointé les nouvelles menaces que les tribunaux d’arbitrage, dont les pouvoirs ont été notamment renforcés lors des négociations sur le Brexit, faisaient désormais peser sur les collectivités.

Le vrai coût de la pollution

Une question est désormais posée clairement : les collectivités devront-elles indemniser les entreprises si elles mettent en place des politiques qui réduisent leur rentabilité ? De très nombreux exemples montrent que cette logique va s’imposer aux pouvoirs locaux, notamment lorsqu’il s’agira de réduire les conséquences de l’activité d’entreprises polluantes, même si les décisions de ces tribunaux ne prennent en compte que le manque à gagner des entreprises et non le coût de leurs pollutions ou effets négatifs.

La focalisation totale sur les règles commerciales « toutes choses égales par ailleurs » est en dehors de la réalité

À cet égard, l’exemple du charbon allemand, source d’énergie particulièrement polluante, est frappant. Le pays produisant environ 170 millions de tonnes de charbon, les émissions de CO2 liées sont considérables. Sachant qu’une tonne de CO2 émise génère un coût environnemental de 250 euros, on peut pourtant considérer que chaque année les énergéticiens allemands bénéficient d’une subvention qui se chiffre en milliards d’euros. Cet exemple montre que le tribunal d’arbitrage n’a pris en compte « dans ce cas précis » que le manque à gagner et non le coût environnemental, ce qui traduit une focalisation totale sur les règles commerciales « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire en dehors de la réalité.

Une longue liste de contentieux

La liste est longue des autres cas où cette logique peut s’appliquer.

En 2011, l’Égypte a augmenté le salaire minimum de 41 à 72 euros. Veolia a porté plainte contre l’État égyptien auprès du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi) le 25 juin 2012, argumentant que cette augmentation contreviendrait au contrat de traitement des déchets signé avec la ville d’Alexandrie. Le contentieux implique également la ville et met une pression efficace pour renégocier les termes du contrat, donc en augmenter le prix et le coût pour les finances locales.

Si une collectivité décide que l’eau doit être gérée par une régie publique, elle peut à l'avenir  être contrainte d’indemniser l’entreprise titulaire largement au-delà des indemnités d’éviction prévues

Suez a obtenu du gouvernement argentin une indemnité de 220 millions d’euros suite à la résiliation du contrat de concession d’eau de Buenos Aires. « Le gouvernement argentin et Suez ont conclu un accord transactionnel d’application de la sentence du centre d’arbitrage de la Banque mondiale (le Cirdi) » ((Cf. Les Échos, 26 avril 2019.)). Mais d’autres procédures restent en cours : « Après plusieurs années de procédure, des arbitrages rendus en 2015 par le Cirdi avaient condamné l’Argentine à verser 630 millions de dollars à Suez et ses partenaires… Au mois de février, Suez avait mis la pression sur le pays pour récupérer ses créances. Le groupe avait indiqué avoir fait le premier pas vers une possible saisie d’actifs argentins » ((Cf. Le Figaro, 25 avril 2019.)).

Au nom du libre marché

Les cas sont nombreux et inquiètent. On peut imaginer par exemple qu’à l’avenir, si une collectivité décide que l’eau doit être gérée par une régie publique, elle peut être contrainte d’indemniser l’entreprise titulaire largement au-delà des indemnités d’éviction prévues à l’origine. En toute logique, des États et peut-être des institutions internationales vont vouloir mettre en place une véritable fiscalité environnementale. Mais ces tribunaux d’exception peuvent permettre aux entreprises géantes de contester le bien-fondé de ces impositions et de demander leur abrogation ainsi que des indemnités liées aux pertes de profit. Au nom de la libre concurrence et du libre marché, ces groupes géants contesteront ces décisions dont l’application effective réduirait leur rentabilité. Cela se retrouvera également dans les choix locaux.

Ces tribunaux sont d’un autre temps, où on ne savait pas que l’activité économique présentait toujours un coût environnemental

Certaines collectivités, par exemple, pourraient interdire sur leur sol les entrepôts supérieurs à 3 000 m² ou les hypermarchés de périphérie ((Les grands groupes mondiaux dont Amazon sont dans des stratégies d’installation d’entrepôts géants localisés dans des nœuds de circulation et à proximité de pôles importants de populations. Ils anticipent ce faisant la mise en place des véhicules de livraison à délégation de conduite. Le développement de ces formes de commerce en ligne accélère la disparition des petits commerces de centre-ville, notamment des librairies.)), ou étendre les repas végétariens, ou développer les transports en commun et les pistes cyclables, etc. Doit-on craindre que ces décisions soient contestées car elles priveraient les grands groupes agroalimentaires de débouchés, qu’elles retireraient de la clientèle à des entreprises de transport, etc. ? Leurs décisions risquent à terme d’être attaquées devant ces tribunaux. Il en sera de même pour des États qui souhaiteraient par exemple mettre en place un système d’assurance maladie universelle à la place d’entreprises privées, pour des collectivités limitant la circulation ou le transit de véhicules de livraison d’un certain gabarit, etc. Au final, si des collectivités constatent que la transmission au privé de la gestion d’un service s’est révélée peu efficace et coûteuse, le nouveau cadre légal issu en particulier des accords internationaux leur interdirait tout retour en arrière.

Le business contre l’intérêt général

Ce type de risque est emblématique du contexte actuel, et va devenir de plus en plus problématique avec le temps. Un conflit croissant entre une volonté de faire prédominer les règles du marché sur toute autre considération et la nécessité d’une action forte pour limiter les effets du changement climatique.

Les lois nationales et internationales sont de fait inférieures aux « lois du marché »

Soyons clairs, ces tribunaux sont d’un autre temps, celui où on ne savait pas que l’activité économique présentait toujours un coût environnemental et qu’il fallait prendre en compte celui-ci dans le droit international et les décisions prises. Leur existence constitue un frein à l’action environnementale. La mise en évidence des externalités négatives doit amener à renverser la hiérarchie des lois : les actions nationales et encore plus internationales pour limiter l’impact du changement climatique ne doivent plus pouvoir être contestées devant ces tribunaux. Le marché et sa logique doivent se soumettre à la préservation de l’intérêt général.

Une logique à sens unique

Cela est d’autant plus indispensable que si les entreprises peuvent attaquer les États, l’inverse n’est pas vrai : les États ne peuvent attaquer les multinationales. Le point de vue est unilatéral, il rend de fait les lois nationales et internationales inférieures aux « lois du marché ». Ce n’est pas une révolution potentielle puisque cela fait du vote une décision secondaire au regard des règles des marchés. Cela n’est plus possible dans le contexte climatique contemporain ni d’un point de vue démocratique.

Le point de vue est unilatéral, il rend de fait les lois nationales et internationales inférieures aux « lois du marché ».

Cette question, ce risque, concernent les collectivités territoriales qui sont au premier rang pour limiter le changement climatique par leurs investissements dans le logement et dans les transports en particulier mais aussi plus largement par leurs stratégies d’aménagement qui peuvent (enfin !) donner la priorité au réaménagement des zones existantes plutôt qu’à leur extension infinie.

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