VILLEFUTUR
© WavebreakmediaMicro - Fotolia.com
Vous décrivez la force attractive des villes, l’énergie qui s’en dégage tout en soulignant leur immense diversité. Qu’est-ce qui caractérise le phénomène urbain aujourd’hui ?
La mondialisation urbaine touche incontestablement l’ensemble des continents : en 2050, près de 70% de la population mondiale vivra dans un ensemble urbain, et on compte 22 villes de plus de 10millions d’habitants. La progression a été très rapide depuis le début du XXe siècle où moins de dix pour cent de la population étaient urbanisée. C’est en cela qu’on peut parler d’une Révolution anthropologique. Or celle-ci a été amplifiée par la révolution numérique qui, devenue structurelle et irréversible, modifie notre relation au temps et à l’espace.
Dans toutes les parties du monde, on observe des phénomènes analogues qui correspondent à trois tendances lourdes : les flux de tous ordres (matériels et immatériels) deviennent plus importants que les lieux physiques qu’ils contribuent à restructurer. Cela ne veut pas dire que le local disparaît, mais qu’il devient dépendant du global. La mondialisation urbaine se caractérise également par un recul de la mixité urbaine et un accroissement des types de démarcation : les espaces se spécialisent et les limites sont moins intégratrices. On oscille entre l’absence de limites (les villes pieuvres style Johannesburg ou Sao Paulo) et la limite séparatrice (les ghettos de riches ou de pauvres) et non plus intégratrice, comme ce fut le cas avec la ville européenne à l’époque de l’émancipation communale. Enfin, la privatisation de la vie publique s’accroît au fur et à mesure que l’espace commun se réduit.
Mais attention : ces trois tendances se déclinent de manière singulière dans le monde, l’une des caractéristiques étant plus forte dans telle ou telle ville, ce qui n’est pas sans lien avec le poids des cultures politiques. La France est un pays à État fort qui doit désormais trouver une place nouvelle pour ses villes. C’est l’inverse qui se passe en Italie où l’État est faible. Et comment comparer la petite Cité-État globalisée de Dubaï et des pays-continents comme le Brésil ou la Chine ? Il faut se méfier de l’idée d’une homogénéisation ou d’un chaos généralisés. C’est pourquoi je propose de distinguer huit scénarios urbains différents qui vont de la ville globalisée (Singapour/Dubaï) hors contexte à la ville soucieuse de son contexte.
Quelles sont les conséquences de ces tendances sur l’urbanisation ?
La mondialisation urbaine a des conséquences très fortes sur l’urbanisme. Alors que l’urbanisme européen, porté par Cerdà à Barcelone en 1867, a produit des villes qui se préoccupaient de mutualiser les services urbains et de partager les risques, alors que l’urbanisme européen faisait des villes de petits États-providence jouant un rôle de régulateur et d’unificateur, on assiste aujourd’hui à un éclatement et à un morcellement des ensembles urbains. En dépit de ce que laissent croire les politiques de communication, projet urbain et projet politique sont rares, et l’imaginaire de moins en moins le fait des habitants mais de professionnels. Ce processus d’édification de la ville se retrouve partout dans le monde aujourd’hui. Les villes sont prises dans des politiques d’image où les représentations des villes globalisées rivalisent entre elles. On assiste à une véritable concurrence des villes de la réussite, conçues et décidées par des élites politiques, culturelles, économiques. Certes, les expositions universelles ne datent pas d’aujourd’hui mais l’urbain est devenu une affaire que traite le marché des villes.
On assiste à une véritable concurrence des villes de la réussite, conçues et décidées par des élites politiques, culturelles, économiques.
Ce constat invite à reposer la question du politique : sait-on encore construire des villes ?
La question de l’habiter, comme celle de l’urbanité, est au cœur de la condition urbaine comme je l’ai souligné dans mon livre précédent, «La condition urbaine- La ville à l’heure de la mondialisation», (Seuil). Qu’est-ce qui est habitable et qu’est-ce qui ne l’est pas ? L’habitation dépasse en effet l’habitacle qui protège des maux du dehors. Habiter est un verbe d’action qui renvoie à une pratique qui, elle, ne se résume pas à un intérieur, à un logis, à une résidence, à une adresse personnelle. L’abri devient «demeure» s’il permet d’inscrire la mobilité dans un espace et une durée, s’il n’est pas hostile à tout rapport au dehors, un dehors qui est toujours préexistant, un préalable, une enveloppe commune où s’exprime le collectif, où s’éprouve l’urbanité. Or aujourd’hui, notamment en France, en raison même du manque de logement, la vision de l’habitat est souvent réduite au seul logement, ce qui revient à oublier «l’obligation morale du parvis» comme l’écrit l’architecte Henri Gaudin, l’exigence de lier un dedans et un dehors. Cet espace arrimé à la ville signifie que la collectivité est plus importante que les individus. Habiter engage un dehors, un commun qui dépasse le domicile privé. C’est un geste qui implique une appartenance à un ensemble qui mobilise plusieurs niveaux, plusieurs registres où s’entrecroisent le local et le global.
Vous parlez de ville des flux. Comment, dans le quotidien des urbains, cette révolution du global, de la connexion affecte-t-elle l’urbain ?
La vitesse exponentielle, la simulation, l’instantanéité, le pur virtuel, les écrans qui ne font plus écran entre le dedans et le dehors troublent notre relation à l’espace et au temps et donc à l’habiter. La ville se retrouve donc sous la pression des flux et de la vitesse, c’est pourquoi la mobilité est désormais décisive. Ce n’est plus une ville, mais des morceaux de villes que les diverses modalités de transport (la plus lente et la plus rapide) viennent connecter entre eux. On passe d’un quartier à un autre sans continuité par le biais d’un branchement – échangeur autoroutier, aéroport, hub, rond-point, pôle multimodal.
La conception de l’urbanisme s’en trouve modifiée avec d’une part un hyper-urbanisme, celui des connexions branchées sur les flux mondialisés dans une logique de vitesse accélérée : le hub aéroportuaire en est l’illustration par excellence. Cette ville globalisée est un territoire de connexion qui se désolidarise de ce qui l’entoure. À l’image des architectures des aéroports, elle est hors sol. Et d’autre part, s’impose ce qu’on peut appeler l’hypo-urbanisme qui prend comme à rebours cette logique globalisée, en recourant à la voiture pour se débrancher. La ville y est sectorisée, entre espace commercial, espace résidentiel et ville historique plus ou moins patrimonialisée. Si l’hyperurbanisme est déconnecté de son environnement proche, l’hypo-urbanisme fait le lien entre l’espace de proximité – résidentiel, familial, et domestique et les autres échelles spatiales.
Cette ville globalisée est un territoire de connexion qui se désolidarise de ce qui l’entoure. À l’image des architectures des aéroports, elle est hors sol.
Paradoxalement, vous mettez en évidence qu’à côté d’une ville de flux où tout est interconnecté, subsiste, voire se réaffirme une ville de limite. Comment expliquez-vous cela ?
La ville oscille désormais entre le réel et le virtuel. Elle reconfigure les territoires et les paysages. Elle invente des limites liées à la vitesse et au virtuel qui contribue au morcellement de son territoire. Les frontières ne sont plus celles imposées par l’État et les enceintes de la ville médiévale, mais des limites inédites. Reste que cet urbanisme des flux a pour constante le rejet de la rue, comme si la ville devenait une « succession de camps privatisés » comme le souligne l’architecte Christian de Portzamparc à propos de Tijuca, un quartier du sud de Rio.
En France, l’émiettement urbain entraîne trois formes d’émiettement : un émiettement paysager lié à la fragmentation du bâti, un émiettement social et enfin un émiettement politique. Ces trois émiettements constituent le terreau de la « clubbisation » dans le périurbain où les habitants choisissent leur situation sans la subir. Ces formes urbaines ont pour conséquence de mettre en retrait les habitants et de conforter un repli social qui ne va pas sans conséquences politiques.
Cette forme d’urbanisme est-elle inéluctable ? Peut-on quand même habiter la ville des flux ?
Il n’est pas trop tard, et c’est l’objet de ce livre que de montrer qu’il existe des ressorts pour sortir de ces urbanismes qui n’intègrent plus les habitants et ne créent pas de sens politique. D’où les réactions et mouvements urbains aussi bien au Brésil qu’en Turquie. Les élus doivent réinvestir un projet urbain qui donne sens à l’habiter, qui inscrive la ville dans la durée, qui puisse réagglomérer plutôt que morceler. Il faut aller contre la disjonction qui s’opère entre urbanisation et urbanité, il faut aller à contre-courant de l’urbanisation mondialisée en cours et recréer de l’urbanité.
Il est urgent de concevoir un urbanisme «émergent» que ne soit pas une réplique en plus grand de l’urbanisme industriel d’hier, un urbanisme qui ait le souci de la mise en synergie et en solidarité des différentes parties d’une agglomération. Mais il faut aussi réintroduire de l’espace public dans la cité : nous avons besoin de places, de rues et d’espaces publics qui ne réduisent pas à des connexions. Un espace public, ce n’est pas une gare, une connexion, c’est aussi une bibliothèque, un musée ouvert, mais pourquoi pas une bibliothèque dans une gare ?
L’émiettement urbain fait le terreau de la «clubbisation» dans le périurbain où les habitants choisissent leur situation sans la subir.
Parmi les formes urbaines que vous décrivez, la métropole semble l’idéal type de la ville connectée et politique. La loi instaurant par les métropoles a été validée par le Conseil constitutionnel. Ce cadre législatif et réglementaire est-il à la hauteur des enjeux selon vous ?
L’élection au suffrage universel des élus qui siégeront dans les intercommunalités est la condition première pour redonner du souffle politique. La métropole, comme instance territoriale, peut également avoir un impact sur l’atténuation des inégalités, à condition toutefois d’intégrer dans la réflexion politique les marges qui se créent entre la ville attractive et celle qui est à la dérive. La croissance rapide et endogène de l’urbain a des conséquences sur le développement de l’urbanisme informel (celui qui ne relève ni de la puissance publique, ni du marché), d’une part en raison du prix trop élevé des loyers mais aussi du fait de la démission politique des municipalités ou de l’État.
En France, l’habitat informel est déjà dans les centres urbains démantelés, dans les squats évincés, mais on le voit surtout apparaître aux lisières ou dans les marges de la ville. Il y a des populations qu’on ne voit pas, ou qu’on ne souhaite pas voir. Il suffit de regarder le long des voies de chemins de fer. La prise en compte de la mondialisation urbaine impose de réfléchir à la place de l’informel, beaucoup plus visible au Brésil qu’ici bien sûr, et à ne pas se contenter de vouloir le supprimer en le faisant disparaître purement et simplement ! Sinon, la croissance des inégalités urbaines continuera à augmenter immanquablement au seul profit de « cités-État » repliées sur elles-mêmes.
Vous parlez de projet urbain, d’imaginaire qui permette de refaire la citoyenneté par le bas. Qu’entendez-vous par là ?
La ville peut être l’assise d’une démocratie à la fois participative et délibérative. Les gouvernements qui ne doivent pas se contenter de la seule gestion technocratique doivent réinventer la fonction délibérative des cités, celle de l’agora et de place publique dont les résonances historiques, souvent malheureuses, sont nombreuses aujourd’hui, de Maïdan à Kiev, à Tahrir, au Caire.
Refaire la citoyenneté par le bas est un moyen de raccorder ce que j’appelle dans le livre «l’hyperurbanisme» (celui des connexions globalisées) et «l’hypo-urbanisme «(celui qui est aliéné à la voiture), d’articuler le local et le global. D’où l’importance de la parole urbaine, celle qui permet le débat, mais aussi celle qui raconte la ville, celle qui rend visibles les récits de «la ville invisible» chers à l’écrivain Italo Calvino qui montre que toutes les villes ont des histoires communes. À ces conditions, la ville sera habitable. Il ne faut pas oublier : il y a toujours des gens qui précèdent les territoires.
Olivier Mongin, Philosophe, ancien directeur de la rédaction de «Esprit»
À lire : « La ville des flux » chez Fayard, un ouvrage sur la mondialisation urbaine et l’impact des connexions sur les habitants. Il constitue également un appel aux responsables publics pour redonner du sens politique aux projets urbains.