Veut-on vraiment lutter contre l’absentéisme ?

Samuel Hennequin
Veut-on vraiment lutter contre l’absentéisme ?

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Les années passent et nous en sommes toujours au point mort en matière d’absentéisme. Il ne baisse pas, et on n’a toujours pas de débat réel sur ce que veut dire notre échec. Que nous disent les moyens engagés par les collectivités pour « lutter contre l’absentéisme » sur le rapport au travail qu’elles entretiennent ? En quoi celui-ci est-il empreint de morale et de culpabilité ? Comment le dépasser pour enfin obtenir des résultats ?

L’absentéisme dont il est ici question est défini par l’Association des DRH des grandes collectivités comme « l’absence d’un agent à son poste, dès lors que cette absence n’est pas liée aux droits légaux, statutaires ou découlant de dispositifs internes dont bénéficie l’agent tels qu’autorisations spéciales, congés, RTT, formation, congé maternité… Sont en revanche comptabilisées dans l’absentéisme les absences pour raison de santé ». Ce sont ces « raisons de santé » qui nous préoccuperont.

Chiffrer l’absentéisme : pour quoi faire ?

Lorsqu’il s’agit d’absentéisme, il est toujours question de chiffres. À titre d’exemple, en novembre 2015, Sofaxis indiquait qu’en « 2014, une collectivité de cent agents titulaires aura constaté, en moyenne, l’absence de neuf d’entre eux toute l’année, pour raison de santé ». Ces chiffres pourraient être longuement discutés en soulevant les questions de leur exactitude ou des modes de calculs. La comparaison avec le secteur privé ne saurait être évitée. Pourtant la question de leur sens resterait toujours en suspend. Comment les qualifier ? Par rapport à quoi sont-ils importants ? Des chiffres, oui, mais pour quoi faire ?

Lorsqu'il s'agit d'absentéisme, il est toujours question de chiffres.

En effet, qu’il s’agisse des absences, des effectifs, des jours ou des heures de travail, tant que ces chiffres ne sont pas mis au regard de la raison d’être du collectif de travail qu’ils entendent décrire, qu’il n’est pas fait mention des résultats attendus et en l’occurrence de la mission de service public qu’ils assurent, ces chiffres ne peuvent être que source de polémique. Ils n’ont tout simplement pas de cadre.

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Échapper au terrain moral

Invariablement cette polémique sera faite de comparaisons plus ou moins implicites avec le secteur privé. Pour les collectivités, le risque sera alors de voir apparaître une fois de plus le spectre du fonctionnaire qui ne saurait être que « petit », nanti de ses innombrables semaines de vacances, ses RTT, ses rares heures de travail, ses grèves, ses complaintes… Se permettant, en plus, d’être souvent « malade » ! Les salariés du privé sauraient, eux, ce qu’est la réalité du travail, avec ce qu’elle comporte de risques, de courage, de labeur. Pas comme ces privilégiés…

Ainsi considérés, les chiffres de l’absentéisme échappent à toute logique rationnelle et amènent fatalement sur un terrain moral. Car à considérer le travail indépendamment de ce à quoi il sert et de toute notion de résultat, comme une fin en lui-même et non comme le moyen qu’il est pourtant, sa valeur est mesurée à l’aune de sa quantité. C’est alors également la valeur de l’individu qui le fournit qui est biaisée par ce prisme dans un processus potentiellement blessant de jugement sur la personne et non sur son travail.

Travailler beaucoup : une vision archaïque

Le thème de l’absentéisme a cette particularité de montrer à quel point une certaine culture du travail profondément ancrée dans nos croyances – et presque archaïque – subsiste, même si nous nous croyons modernes.

Le coupable qui ne travaille pas devra prouver son innocence.

Cette culture nous dit qu’il serait « bien » de travailler « beaucoup » tandis que ne pas travailler, être absent, serait une faute.

En effet, le travail reste le grand intégrateur social. Ceux qui travaillent et veulent travailler appartiennent au même groupe. Ils partagent le même labeur, sont liés par l’acceptation des mêmes contraintes qui, en contrepartie, leur assure l’appartenance à ce groupe, voire en des temps plus reculés une place dans l’au-delà. Celui qui ne travaille pas leur renvoie l’image de la manière dont il s’affranchit de leurs règles, oppose son indépendance à l’outil d’intégration et de contrôle social qu’est le travail. Il peut s’agir de « l’absent », mais aussi des figures du chômeur suspecté de ne pas vouloir travailler, ou bien encore du voleur et, dans le monde plus ancestral, du vagabond. Dans tous les cas, le groupe les sanctionnera et fera de ces figures des coupables.

Jeu de dupe et infantilisme

Ce coupable devra prouver son innocence. Dans le monde du travail et des maladies ordinaires, il le fera le plus souvent avec un certificat médical qui attestera qu’il ne pouvait pas travailler. Et surtout pas qu’il ne voulait pas travailler. Mais cette preuve suffit-elle à lever tous les doutes ? Était-il vraiment malade ? Quelqu’un l’a-t-il vu pendant son absence ? Et s’il… était pris en flagrant délit de ne pas être réellement malade, par exemple sur Facebook ?

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Jusqu’à quel point ne s’agit-il pas d’un jeu de dupes où l’absent se justifie via l’autorité extérieure du médecin devant un employeur qui, même s’il a obtenu satisfaction sur le plan de la règle, pourra rester suspicieux sur de possibles « véritables raisons » ? À l’image de l’élève apportant le mot d’excuse signé de ses parents, cette posture de justification n’est probablement pas la moindre des raisons conduisant les agents à évoquer l’infantilisation dont ils se sentent victimes. Et elle n’existe pas que sur le sujet de l’absentéisme. Et si le « mal-être » au travail relevait de cette étrange dichotomie entre ce qui est ressenti, le plus souvent tu, ou bien dit sous couvert de confidentialité, et ce qui est exprimé dans le cadre du travail, souvent si éloigné de ce qui est ressenti ?

Vouloir ou pouvoir travailler ?

Alors qui est cet absent qui a toujours tort ? Les statistiques peuvent tendanciellement le localiser parmi la population « vieillissante », ou chez les agents exerçant des métiers pénibles, parmi lesquels souvent ceux exposés au public. Il n’en demeure pas moins que, où que soit cet individu, à la fois dans son lit le matin considérant la taille du chat qu’il a dans la gorge et dans la zone grise que désignent les termes de « maladie ordinaire », il est celui qui répond par la négative à une question qui mêle le « vouloir travailler » au « pouvoir travailler ». Or, le « vouloir » conditionne souvent le « pouvoir ».

La santé est toujours une forme de « boîte noire » que seuls les individus concernés savent ouvrir.

Car chacun n’est-il pas libre de porter un regard sur lui-même pouvant l’amener selon son propre regard sur son « état » à ne pas aller travailler, faisant ainsi grossir les statistiques de cette « maladie ordinaire » ? Ces critères ne lui appartiennent-ils pas personnellement, presque intimement ? Quelle que soit la compétence du médecin, la santé est toujours une forme de « boîte noire » que seuls les individus concernés savent ouvrir. Aussi, la question n’est-elle pas ce qui conditionne ce choix et ce que les individus mettent dans la balance ?

La maladie ordinaire : un droit opposable ?

Quelle peut être la représentation du travail de l’individu qui décide de ne pas aller travailler ? Ce qu’il considère peut comporter sa représentation de l’utilité de son travail. Mais aussi la satisfaction qu’il a à l’exercer, la reconnaissance qu’il lui procure via ses collègues, sa hiérarchie, les usagers finaux de son travail. Finalement, ce qu’il interroge est la possibilité d’exister un peu plus par son travail… Georges Canguilhem l’écrivait dans ses Écrits sur la médecine : « Je me porte bien lorsque je porte la responsabilité de mes actes, lorsque je peux porter des choses à l’existence, et lorsque je peux créer entre les choses des liens qui ne leur viendraient pas sans moi ».

Quelle peut être la représentation du travail de l’individu qui décide de ne pas aller travailler ?

En conséquence, s’interroger sur les « maladies ordinaires », c’est constater qu’un individu peut, à un moment donné, pour un temps plus ou moins long et « perlé », considérer que ce que le travail lui apporte peut moins valoir à ses yeux que ce qui est mis de l’autre côté de la balance, à savoir sa vie privée. Ceci n’est pas un scoop si l’on veut bien considérer que l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle est probablement un critère de choix de carrière dans la fonction publique.

La véritable question porte alors sur les conditions dont cet équilibre s’organise et la manière dont la « maladie ordinaire » pourrait ne plus être utilisée comme un quasi-droit opposable dont personne n’est dupe, mais qui alimente pourtant des relations « parent-enfant ». Car cet absentéisme n’est-il pas surtout un symptôme des difficultés à avoir des relations de travail adultes, où la responsabilité de chacun s’exercerait non pas à l’extérieur du travail dans une forme de contestation passive à laquelle peut être assimilé l’absentéisme, mais à l’intérieur de celui-ci, par la proposition de changements sur tout ce qui est ressenti comme démotivant ou démobilisant ? Cette déresponsabilisation pouvant conduire les agents à une distance au travail confinant parfois à l’absence n’est-elle pas aujourd’hui largement identifiée grâce au thème des RPS ?

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Que fait-on contre l’absentéisme ?

Bien entendu, à ceci il pourra être objecté que certaines raisons quasiment structurelles conduisent à l’absentéisme. Par exemple et, probablement en premier lieu, le vieillissement des effectifs. Mais alors, qu’est-ce qui est réellement fait dans chaque collectivité pour que la mobilité soit un élément indispensable de son fonctionnement ? L’encadrement est-il évalué sur sa capacité à favoriser la mobilité ? Et quels sont les résultats ?

La multiplication des moyens ne signifie en rien l’atteinte de résultats.

Il pourrait être objecté de multiples exemples, de multiples causes et surtout de multiples moyens mis en œuvre par les collectivités pour « lutter contre l’absentéisme ». Mais la multiplication des moyens ne signifie en rien l’atteinte de résultats, comme en témoignent lapidairement les chiffres de l’absentéisme. Et comment pourrait-il en être autrement ? En effet, dans une culture où le travail est déjà considéré comme une fin en lui-même et non un moyen, ce qui justifie la « lutte contre l’absentéisme », pourquoi les outils et méthodes justement mis en œuvre pour lutter contre l’absentéisme échapperaient-ils à cette représentation et ne seraient pas eux aussi considérés comme des fins en eux-mêmes, quels que soient les résultats atteints et en l’occurrence, non atteints ?

La lutte contre l’absentéisme n’est pas une fin en elle-même

Comment expliquer, sinon, l’absence de résultats sur le taux d’absentéisme des innombrables préconisations de consultants ? Sauf à ce que les plans d’actions aient été considérés comme des fins ou des résultats en eux-mêmes… Comment expliquer, sinon, l’absence d’effet sur les agents, par exemple en termes de sentiment de reconnaissance, des innombrables formations dispensées sur le management… ? Comment imaginer, sinon, qu’il semble hautement aléatoire de parier sur le fait qu’après de telles formations, les managers soient systématiquement invités par leur hiérarchie à s’exprimer sur ce qu’ils ont appris et la manière dont ils vont le mettre en œuvre ? Sauf à ce que ces formations aient été considérées comme des fins ou des résultats en elles-mêmes… Comment expliquer, sinon, que parmi les marronniers des préconisations en matière de RPS se trouve immanquablement la tenue de réunions de services « participatives » et qu’il semble également très aléatoire de parier à moyen terme sur leur réelle tenue, leur réelle dimension participative ? Sauf à ce que leur inscription dans un plan d’action ait été considérée comme un résultat… Comment expliquer, sinon – autre marronnier –, qu’il semble improbable d’imaginer que les messageries électroniques aient été désengorgées suite au diagnostic ? Sauf à considérer la charte d’utilisation de la messagerie comme un résultat en elle-même…

Comment expliquer, sinon, l’absence de résultats sur le taux d’absentéisme des innombrables préconisations de consultants ?

Cette liste ne saurait être exhaustive. Par exemple, comment expliquer que des postes de préventeurs, de psychologues ou de consultants internes puissent être créés, sans que des résultats soient perçus, notamment en termes d’absentéisme ? Alors une fois de plus, la seule explication sera que ces postes ou recrutements sont considérés comme des fins en eux-mêmes.

Mais finalement, les moyens mis en œuvre pour « lutter contre l’absentéisme » ne souffrent-ils pas des mêmes absences de cadre, de reconnaissance des résultats et d’exigence dont souffrent les agents… Et qui sont probablement la cause principale de leur absentéisme ?

Repenser profondément notre approche de l’absentéisme

Alors, il peut apparaître nécessaire de repenser profondément les approches. Notamment parce qu’à une époque où les collectivités communiquent sur le fait qu’il faille faire « plus avec moins », ces moyens interrogent aussi sur leurs coûts… Quels sont les enjeux de la « lutte contre l’absentéisme » ? Répondre à cette question signifie identifier une nécessité impérieuse d’agir, un risque à ne pas le faire. Alors, ensuite les moyens pourront être identifiés. Ces enjeux ne peuvent pas être comparables à ceux du secteur privé, où ils sont le plus souvent synonymes de survie de l’activité. La réponse appartient à chaque collectivité.

Néanmoins, entre la sanction qu’incarne le jour de carence et la multiplication des moyens auxquels les collectivités donnent parfois une allure affective ou sociale, il existe d’ores et déjà un chemin. Peut-être s’agirait-il simplement de ne plus « lutter contre l’absentéisme », ce qui revient souvent à culpabiliser encore, mais à l’inverse de promouvoir le travail, de reconnaître son utilité, d’impliquer réellement les agents, d’être exigeants et de reconnaître enfin, leurs résultats.

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